Souvenirs de Laghouat -Partie 3-(Extraits des « Années Rouges » de Leila Aslaoui

Publié le par Laghouati

Souvenirs de Laghouat Partie 3

 

Il y aussi les élèves juives : Berthe Seban, qui se mariera bientôt , c’est une « grande ».Les filles Cacou ,Partouche,Lalou,Layani,Farchika sont plus souvent avec nous qu’avec les françaises. Leurs mères sont voilées comme les nôtres et leur code de l’honneur ressemble au notre, mais elles ont les mêmes droits que les françaises. Pourtant certaines de leurs coutumes ressemblent aux nôtres.

 

Zehira et moi sommes inséparables, parce qu’il faut être deux pour supporter l’injustice.

 

C’est dans cet établissement que j’ai appris dès l’age de sept ans à me défendre contre toutes les hypocrisies et à réfuter les vérités toutes faites.

Les mots de solidarité, d’amour du prochain auxquels mon amie d’enfance et moi voulions nous raccrocher n’étaient que mensonges. Mensonges immondes camouflés sous les voiles des religieuses. Mensonges qui accordaient aux françaises des privilèges et des notes immérités. Très tôt gronda en moi une colère sourde. Il n’est pas aisé pour un enfant de prendre conscience de l’injustice. Et je ne prétends pas avoir compris immédiatement. Cependant, il m’était difficile d’admettre que nous étions pareilles alors que notre vécu ne laissait planer aucun doute sur nos différences .Chaque jour, les françaises pénétraient et ressortaient par l’entrée réservée aux professeurs. Les arabes empruntaient la porte du jardin située à l’opposé de la première. Sœur Pierre-Renée , la « surveillante » examinait mains,ongles et oreilles des « indigènes » ; leurs cheveux étaient aspergés d’une nuée de poudre blanche « destinée à déloger les poux »,disait-elle.

La préposée à cette tache  était convaincue de sa mission civilisatrice. Seule Zehira et moi échappions à cette épreuve Humiliante grâce à l’opposition farouche de nos parents. Mais il m’était insupportable de voir certaines de mes camarades implorer la sœur de les épargner et lui dire : »je me suis lavé les cheveux hier » , »Sœur Poux » comme l’avait surnommée Zehira ,n’entendait rien et ne voyait rien.

 

Le sempiternel »c’est pas juste » de Zehira ne me consolait pas.

 

C’est dans cet établissement que j’ai connu l’injustice la plus haïssable parce qu’elle se voulait ange alors qu’elle était diable.

Ma  seule revanche fut de travailler. Travailler pour être la meilleure ; travailler pour résister à l’injustice. Les sœurs n’ont aucune observation à faire sur mon rendement scolaire Ma mère ne me laisse aucune alternative. Lorsque je suis classée deuxième, elle fronce les sourcils : Qu’a-t-elle de plus que toi la première ? » Le trimestre d’après ,la place de première que j’arrive à arracher aux françaises ne l’impressionne nullement.

 

« La prochaine fois il faut faire mieux en mathématiques afin que la moyenne générale soit meilleure »

 

 

C’est l’unique clause du contrat que je refuse d’honorer : très tôt j’ai déclaré la guerre aux chiffres. Je ne les aime pas. Pas plus que je supporte la vue d’un compas. Peu m’importe  d’être étiquetée réfractaire aux racines carrées et aux équations. Seule m’intéresse ma classification à moi : les matières qui me passionnent sont : l’histoire, les langues,la littérature ,la géographie. Je fixe conjoncturellement rendez-vous aux mathématiques les jours solennels des compositions ou des examens. Mes notes sont honorables, cela me suffit. Les autres jours, les robinets qui fuient, l’algèbre, la géométrie, le théorème de Pythagore m’indiffèrent. J’entends ne pas le cacher. Cette indépendance affichée me vaut les titres d’arrogante, d’insolente, d’orgueilleuse, décernés par les religieuses qui considèrent ma conduite critiquable.

 

« Elle n’est pas mal éduquée, disaient-elles à ma mère, mais elle rouspète tout le temps et réagit sans arrêt à la moindre remontrance .Elle n’est pas souple »

 

Cette « opposition » me permettait de résister à la morosité de l’établissement et de supporter le visage osseux et grimaçant de sœur Thérèse, les injustices de « sœur Poux » dont le rictus au coin de la lèvre inférieure annonçaient les colères latentes et injustifiées à l’égard des « arabes ».

 

Zehira et moi sommes heureuses de retrouver en fin de journée la médersa. C’est notre revanche à nous puisque nous savons que là les sœurs Marie, Marceline, Pierre-Renée , Thérèse,n’ont aucun pouvoir sur les lieux et sur les »Arabes » De meme qu’elles aucune prise sur les populations.

 

En effet, contrairement à certaines régions d’Algérie, ou le prosélytisme des pères et sœurs missionnaires a connu un certain succès, les familles laghouaties  ne furent jamais converties au christianisme. Aucune d’elles ne permit que l’on touchât à ses racines, à son identité. Aucune d’elles ne fut « conquise ».

L’occupant prit Laghouat, il ne s’empara jamais de son âme.

 

Ce sont sans aucun doute ces injustices qui amenèrent ma sœur, scolarisée avant moi, à opter pour les farces. C’était sa résistance à elle. Lorsqu’elle quitta le collège pour rejoindre le lycée à Alger, les sœurs se dirent soulagées ; Elle aussi.

 

Aujourd’hui encore nous n’aimons pas évoquer toutes deux le souvenir de cet établissement .Mais celui-ci ne nous a pas rendues intolérantes car notre chance c’est d’avoir rencontré dans notre vie des amis, comme feu le cardinal Duval, Mgr.Jean Tessier,feu Jean-pierre Claverie,Jean-pierre Fisset , des amis qui ont épousé l’Algérie,qui l’ont aimée et défendue. Nous avons alors compris ce que signifiaient solidarité, dialogue, amitié des peuples. Nous avons  été plus proches d’eux lorsque les mêmes douleurs nous ont unis.

Publié dans HISTOIRE

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