Souvenirs de Laghouat-Partie 4-( Extraits des "Années Rouges" de Leila Aslaoui)

Publié le par Laghouati

Souvenirs de Laghouat Partie 4

Extraits des « Années Rouges » de Leila Aslaoui

 

Laghouat, ce n’est pas que l’établissement scolaire.  C’est bien plus. Ce sont des odeurs, des parfums. C’est notre maison spacieuse et son grand jardin, ce sont les promenades à vélo, ce sont tous les amis que je n’ai pas revus depuis longtemps. Ville des jardins, ma ville adoptive, dis moi que Zehira ne dit pas vrai : tu n’as pas changé ! Non tu ne peux pas avoir changé .Ville des jardins, dis-moi que nous nous reverrons ! Ville des jardins que je n’ai pas revu depuis 1960.

 

Septembre 1995 : un bus de voyageurs se rendant à Laghouat est intercepté par un groupe de terroristes .Femmes, hommes, enfants, nourrissons, tous sont décapités et leurs corps atrocement mutilés. Zehira, l’institutrice, Zehira mon amie d’enfance est parmi les voyageurs.

Qu’a-t-elle dit à ses assassins avant qu’ils ne l’égorgent ?

Zehira, comment pouvais tu croire que ton voile te protégerait d’eux ?

 

Zehira ? toi la battante , toi que le chahid Ahmed Chetta appelait affectueusement « Zehira la terrible » ;comment pouvais-tu croire que ta longue expérience de pédagogue leur ferait entendre raison ?

Zehira , comment pouvais-tu croire qu’ils pouvaient aimer ,eux qui sont nés pour haïr ?

Peut être que certains parmi eux avaient été tes élèves. Tu ne leur pas appris à haïr.

 

Ville des jardins, que t’arrive-t-il ?

 

Tadjemout, Aflou, Sidi-Makhlouf , Ksar el Hirane Sidi Bouzid , combien de morts leur faudra-t-il pour arroser les terrasses et les jardins du sang des innocents ?

 

Ville des jardins , toi qui m’a appris la tolérance , l’hospitalité , l’amitié, le don de soi, faut-il donc que je me fasse une raison et que j’accepte que Laghouat ma ville adoptive soit enterrée ? Je ferme les yeux, ma mémoire vagabonde de nouveau.

 

1960, je dois quitter Laghouat, puisqu’ il n’existe pas de lycée. Toutes mes camarades « arabes » ont quitté l’école depuis longtemps. Certaines se sont  déjà mariées, les autres attendent.

Zehira et moi sommes les seules à avoir réussi au B.E.P.C et à ne pas porter le voile. Cette précision peut paraître ridicule aux jeunes générations mais celles-ci doivent savoir qu’en 1950 et 1960 le combat de nos mères, femmes au foyer et voilées, était que le destin de leurs filles soit différent du leur.

Il n’était pas aisé pour l’adolescente de treize ans que j’étais, grande de taille de surcroît, de traverser le centre-ville –chasse gardée des hommes- d’un petit bourg tel que Laghouat, sans cacher son visage, son corps, d’utiliser le vélo comme moyen de locomotion et rencontrer le regard culpabilisant des hommes ?

 

 

 

 

Un regard qui semblait me dire : »Pourquoi veux-tu ressembler aux françaises ? » Ce n’était pas facile de relever un tel défi au moment même ou les filles  de mon age quittaient l’école et attendaient sagement l’époux qui viendrait les chercher. Il me fallait coûte que coûte gagner cette bataille.

Les échos qui parviennent à ma mère m’étaient favorables : « Elle est sage et sérieuse » (entendre comportement irréprochable)  disaient les hommes. J e réussis à m’imposer, à ne plus avoir peur et, suprême privilège, ma conduite me valait d’être respectée. C’est la victoire.

 

1960, nous quittons Laghouat pour retrouver Alger ma ville natale, ma ville bien-aimée. Ma mère n’en peut plus d’être séparée de ses aînés, de sa famille. Mais en cette année 1960, nous retrouverons en vérité peu de monde. Sid-Ahmed mon frère, militant au sein de la Fédération de France est emprisonné avec ses deux camarades : Djillali et Abderrahmane Bahri en France, à  Grenoble très exactement. Brillant scientifique, il a abandonné l’université ; ce n’est qu’après l’indépendance qu’il reprendra son cursus universitaire à l’Ecole polytechnique d’El-Harrach, puis à l’Ecole du Génie Rural de Paris. Il en sortira ingénieur Hydraulicien, major de sa promotion.

 

En 1961, Fatima échappe miraculeusement à un attentat que devait perpétrer contre elle l’OAS. Grâce à des militants du FLN, elle parvient à rejoindre la France. Seul Aissa est chez mes grands-parents à Alger. Son lycée comme tous les autres a fermé ses portes. Dans la famille de ma mère, il n’y a plus que des femmes : ses sœurs, sa belle-sœur

(L’épouse du chahid) et grand-mère Bedira. Elles ont quitté Bab-El-Oued , fief de l’OAS et se sont réfugiées ailleurs. Nous demeurons avec grand-mère Bedira. Et ce n’est qu’à l’indépendance que nous rejoignons notre appartement au Boulevard Mohamed V. Ce n’est qu’en 1962 que nous retrouvons les hommes de la famille. Ceux qui ont eu la chance de survivre.

Je ferme les yeux de nouveau : Zehira est étendue sur une dune de sable. Le sable est rouge. Rouge comme la mare dans laquelle elle gît. Elle me dit »C’est pas juste ». J’ouvre les yeux : Laghouat est ensanglanté mais la ville des jardins ne tombera pas. Elle renaîtra. Elle renaîtra pour dire Zehira «  la battante » :Elle renaîtra pour dire la résistance du chahid Ahmed Chatta   ; Elle renaîtra parce qu’elle tint tête aux Pélissier,Randon,Marguerite,Belounis.

 

Laghouat est toujours aussi belle.  Laghouat n’a pas changé. Laghouat que je garde dans mon cœur est toujours aussi belle. »

 

 

Publié dans HISTOIRE

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