De l'attachement à Laghouat par M.Hebboul

Publié le par LAGHOUATI

A Kheira Ziregue, amie de Leila Aslaoui

LAGHOUAT
Combien notre chère ville de Laghouat est attachante ! Pour preuve, voici des souvenirs de jeunesse inoubliables rapportés par l'une de ses filles d'adoption Madame Leila ASLAOUI, écrivaine, magistrate et ancienne ministre, dans son livre "Les années rouges" (Edition Casbah - 2000).

Madame ASLAOUI est la veuve de Feu ASLAOUI Rédha, dentiste, assassiné dans son cabinet par les terroristes et il est natif de Miliana où son père exerçait dans le Domaine Judiciaire. Des extraits des pages qui suivent, l'écrivain parle de la période de sa vie passée à Laghouat qu'elle quitta en 1960, et où elle a été particulièrement marquée par ses Maitres de la Medersa qui ont inculqué en elle un Islam simple, plein de tolérance et d'amour.

Souvenirs de Laghouat - Partie 1 - Extraits des "Années rouges" de Leila Aslaoui

« …Pour les jeunes gens et jeunes filles de ma génération, la medersa fut l’unique espace d’expression pour parler et écrire l’arabe, pour parler de l’Algérie .Une langue par ailleurs étouffée, puisque seul le français avait droit de cité. Une langue décrite par un poète arabe comme une femme très belle mais qui ne trouve pas d’époux parce qu’on l’enferme (allusion au colonialisme) La medersa fut pour ma génération et d’autres qui m’ont précédés le creuset du nationalisme. Combien étaient délicieuses les soirées culturelles organisées à la fin de l’année scolaire ! Nous pleurons l’Algérie usurpée. Nous disons notre espoir et notre détermination à arracher l’indépendance. C’est alors que la chorale dont je faisais partie chante tout haut et fort : »Mawtini », « Djazair ya oummana », et que nos mères répondent à nos voix par des youyous. C’était dans les années cinquante. Véritables cris de douleur, ces youyous disent aussi l’espérance et chantent la liberté. En 1959, la Medersa est définitivement fermée, ses membres fondateurs sont emprisonnés dans des camps de concentration, Cheikh Ahmed Chatta est assassiné par l’armée française. Je n’ai pas eu le temps de dire au revoir à mes maîtres avant mon départ définitif de Laghouat en 1960 .Je n’ai pas pu leur dire merci. Je les appelle mes maîtres car un professeur transmet le savoir, un maître inculque à ses élèves le goût du combat. Je n’oublierai jamais leur regard dénué de fanatisme et de charlatanisme. Leur Islam-le mien –s’appelait tolérance, progrès, modernité, savoir, amour. Ce sont eux, mes maîtres, qui m’ont appris à bannir de ma vie les mots compromission, trahison. Ce sont eux qui ont inculqué à Zehira le goût de l’effort, la ténacité. Elle n’avait pas de doutes .Et aucun de nos maîtres ne lui apprit à appeler un « extrémiste » , « frère » Les heures passées à la medersa nous appartenaient et parvenaient à atténuer les souffrances endurées à l’école française dirigées par des « religieuses »( A Laghouat dans les années 1950 il n’y avait que trois établissements : l’école laïque des garçons , l’école laïque des filles , l’école primaire et le collège des religieuses ou je fus inscrite non par choix de mes parents mais en raison de l’expérience malheureuse vécue par ma sœur Fatima. En effet ma mère déchanta rapidement de l’école républicaine de Jules Ferry lorsqu’elle eut à constater que la directrice de l’école laïque –Mme Serror- réservait en guise de savoir et de connaissances, les corvées ménagères aux élèves arabes « puisqu’elles seront appelées à fonder un foyer » disait-elle . C’était sans compter sans ma mère qui retirama sœur de l’école laïque non sans avoir fait parvenir une lettre aux termes très durs à la directrice qui apprit grâce à ma mère que « les femmes arabes pouvaient elles aussi aspirer au savoir » . Une correspondance qui ne fut pas du goût de l’administration coloniale (Laghouat avait le statut de territoire militaire du sud)

Souvenirs de Laghouat - Partie 2 - Extraits des "Années rouges" de Leila Aslaoui

« Nous sommes en 1955 ,Zehira et moi avions dix ans . Nous sommes deux élèves du cours moyen 1ère année. Dans cette classe, il y avait peu »d’arabes » -c’est notre nom et notre statut. Les « grandes » d’abord, comme les appelle notre instutitrice ou « les dernières en tout », ce sont Anissa et Hassina , les sœurs jumelles , la belle Rabéa , rêveuse et courtisée par les jeunes gens de Laghouat et ceux de Djelfa , Doudja , Fatiha . Elles ne sont pas hermétiques au savoir comme le prétendent nos pédagogues. Elles sont résignées parce qu’elles savent que leur destin leur échappe .Elles ont quatorze ans. A la fin de l’année, elles seront orientées vers « la formation ménagère » , dernière étape et suprême privilège avant que ce brin de liberté ne leur soit confisqué par le mari choisi par le père , l’oncle , le grand-père ou le fils aîné. « Qu’importe les études ! Réussir votre mission d’épouse et de mère est plus important « leur répète charitablement » la mère supérieure. Doudja, rieuse, turbulente, a opté pour les farces puisqu’elle en a encore le temps. »Il faut qu’elles (les religieuses) se souviennent de moi ». Doudja lutte comme elle peut contre l’exclusion. Souvent en cour de récréation, Anissa pleure. Elle verse de vraies larmes. Zehira et moi n’avons pas le droit de poser des questions. Un jour elle nous parle. Quarante trois ans après, je me souviens de chaque mot, de chaque phrase.
« Lorsque tu es une fille, on te surnomme « la bombe », « la honte ». Pour nous les grandes, c’est fini. On nous mariera bientôt. Mais vous deux, vous avez de la chance d’avoir des parents qui veulent que vous poursuiviez vos études Alors travaillez, travaillez dur, battez les « françaises » Elle répète sur un ton rageur : « Battez les françaises, pour nous c’est fini. C’est bien fini » . Anissa pleure. Zehira et moi l’écoutons. Je veux l’embrasser mais je n’ose pas lui dire que je comprends ce qu’elle me dit. Elle est la « grande ». Je ne suis qu’une gamine. La plus sage est Rabéa , la belle Rabéa. Elle trie son courrier du cœur. A qui répondra t-elle ? Lorsqu’elle aura opté pour l’élu du moment, Zehira et moi serons chargées de poster sa lettre , puisque nous avons le droit de nous promener au centre-ville , espace réservé exclusivement aux hommes. Les « Grandes » empruntent les ruelles étroites en baissant la tête et en serrant sur elles leur voile épais couleur bleu nuit. Un seul œil leur sert de guide, le reste du visage est bien dissimulé. Les autres, toutes les autres, ce sont les Françaises, Noëlle Stern, Marie-Louise Lambert, Marie-Claude Paillard, Annie Bessis, Chantal Pagès, Guillaumette Gaillard, Annie Tubiana, Sylvie Rousseau. Elles sont nombreuses. Elles ont leurs jeux, leurs amitiés, leur langage, leurs préoccupations. Nous nous parlons mais elles nous côtoient sans nous voir.

Souvenirs e Laghouat - Partie 3 - Extraits des "Années rouges" de Leila Aslaoui

Il y aussi les élèves juives : Berthe Seban, qui se mariera bientôt , c’est une « grande ». Les filles Cacou ,Partouche, Lalou, Layani, Farchika sont plus souvent avec nous qu’avec les françaises. Leurs mères sont voilées comme les nôtres et leur code de l’honneur ressemble au notre, mais elles ont les mêmes droits que les françaises. Pourtant certaines de leurs coutumes ressemblent aux nôtres. Zehira et moi sommes inséparables, parce qu’il faut être deux pour supporter l’injustice. C’est dans cet établissement que j’ai appris dès l’age de sept ans à me défendre contre toutes les hypocrisies et à réfuter les vérités toutes faites. Les mots de solidarité, d’amour du prochain auxquels mon amie d’enfance et moi voulions nous raccrocher n’étaient que mensonges. Mensonges immondes camouflés sous les voiles des religieuses. Mensonges qui accordaient aux françaises des privilèges et des notes imméritées. Très tôt gronda en moi une colère sourde. Il n’est pas aisé pour un enfant de prendre conscience de l’injustice. Et je ne prétends pas avoir compris immédiatement. Cependant, il m’était difficile d’admettre que nous étions pareilles alors que notre vécu ne laissait planer aucun doute sur nos différences .Chaque jour, les françaises pénétraient et ressortaient par l’entrée réservée aux professeurs. Les arabes empruntaient la porte du jardin située à l’opposé de la première. Sœur Pierre-Renée , la "surveillante" examinait mains, ongles et oreilles des « indigènes » ; leurs cheveux étaient aspergés d’une nuée de poudre blanche « destinée à déloger les poux », disait-elle. La préposée à cette tache était convaincue de sa mission civilisatrice. Seule Zehira et moi échappions à cette épreuve Humiliante grâce à l’opposition farouche de nos parents. Mais il m’était insupportable de voir certaines de mes camarades implorer la sœur de les épargner et lui dire : »je me suis lavé les cheveux hier » , »Sœur Poux » comme l’avait surnommée Zehira , n’entendait rien et ne voyait rien. Le sempiternel »c’est pas juste » de Zehira ne me consolait pas. C’est dans cet établissement que j’ai connu l’injustice la plus haïssable parce qu’elle se voulait ange alors qu’elle était diable. Ma seule revanche fut de travailler. Travailler pour être la meilleure ; travailler pour résister à l’injustice. Les sœurs n’ont aucune observation à faire sur mon rendement scolaire. Ma mère ne me laisse aucune alternative. Lorsque je suis classée deuxième, elle fronce les sourcils : Qu’a-t-elle de plus que toi la première ? » Le trimestre d’après ,la place de première que j’arrive à arracher aux françaises ne l’impressionne nullement. « La prochaine fois il faut faire mieux en mathématiques afin que la moyenne générale soit meilleure » C’est l’unique clause du contrat que je refuse d’honorer : très tôt j’ai déclaré la guerre aux chiffres. Je ne les aime pas. Pas plus que je supporte la vue d’un compas. Peu m’importe d’être étiquetée réfractaire aux racines carrées et aux équations. Seule m’intéresse ma classification à moi : les matières qui me passionnent sont : l’histoire, les langues,la littérature ,la géographie. Je fixe conjoncturellement rendez-vous aux mathématiques les jours solennels des compositions ou des examens. Mes notes sont honorables, cela me suffit. Les autres jours, les robinets qui fuient, l’algèbre, la géométrie, le théorème de Pythagore m’indiffèrent. J’entends ne pas le cacher. Cette indépendance affichée me vaut les titres d’arrogante, d’insolente, d’orgueilleuse, décernés par les religieuses qui considèrent ma conduite critiquable. « Elle n’est pas mal éduquée, disaient-elles à ma mère, mais elle rouspète tout le temps et réagit sans arrêt à la moindre remontrance. Elle n’est pas souple ». Cette « opposition » me permettait de résister à la morosité de l’établissement et de supporter le visage osseux et grimaçant de sœur Thérèse, les injustices de « sœur Poux » dont le rictus au coin de la lèvre inférieure annonçaient les colères latentes et injustifiées à l’égard des « arabes ». Zehira et moi sommes heureuses de retrouver en fin de journée la médersa. C’est notre revanche à nous puisque nous savons que là les sœurs Marie, Marceline, Pierre-Renée , Thérèse, n’ont aucun pouvoir sur les lieux et sur les »Arabes ».
De meme qu’elles aucune prise sur les populations. En effet, contrairement à certaines régions d’Algérie, ou le prosélytisme des pères et sœurs missionnaires a connu un certain succès, les familles laghouaties ne furent jamais converties au christianisme. Aucune d’elles ne permit que l’on touchât à ses racines, à son identité. Aucune d’elles ne fut « conquise ». L’occupant prit Laghouat, il ne s’empara jamais de son âme. Ce sont sans aucun doute ces injustices qui amenèrent ma sœur, scolarisée avant moi, à opter pour les farces. C’était sa résistance à elle. Lorsqu’elle quitta le collège pour rejoindre le lycée à Alger, les sœurs se dirent soulagées. Elle aussi. Aujourd’hui encore nous n’aimons pas évoquer toutes deux le souvenir de cet établissement. Mais celui-ci ne nous a pas rendues intolérantes car notre chance c’est d’avoir rencontré dans notre vie des amis, comme feu le cardinal Duval, Mgr.Jean Tessier,feu Jean-pierre Claverie,Jean-pierre Fisset , des amis qui ont épousé l’Algérie, qui l’ont aimée et défendue. Nous avons alors compris ce que signifiaient solidarité, dialogue, amitié des peuples. Nous avons été plus proches d’eux lorsque les mêmes douleurs nous ont unis.

Souvenirs de Laghouat - Partie 4 - Extraits des "Années rouges" de Leila Aslaoui

Laghouat, ce n’est pas que l’établissement scolaire. C’est bien plus. Ce sont des odeurs, des parfums. C’est notre maison spacieuse et son grand jardin, ce sont les promenades à vélo, ce sont tous les amis que je n’ai pas revus depuis longtemps. Ville des jardins, ma ville adoptive, dis moi que Zehira ne dit pas vrai : tu n’as pas changé ! Non tu ne peux pas avoir changé .Ville des jardins, dis-moi que nous nous reverrons ! Ville des jardins que je n’ai pas revue depuis 1960. Septembre 1995 : un bus de voyageurs se rendant à Laghouat est intercepté par un groupe de terroristes . Femmes, hommes, enfants, nourrissons, tous sont décapités et leurs corps atrocement mutilés. Zehira, l’institutrice, Zehira mon amie d’enfance est parmi les voyageurs. Qu’a-t-elle dit à ses assassins avant qu’ils ne l’égorgent ? Zehira, comment pouvais tu croire que ton voile te protégerait d’eux ? Zehira ? toi la battante , toi que le chahid Ahmed Chatta appelait affectueusement « Zehira la terrible » ;comment pouvais-tu croire que ta longue expérience de pédagogue leur ferait entendre raison ? Zehira , comment pouvais-tu croire qu’ils pouvaient aimer, eux qui sont nés pour haïr ? Peut être que certains parmi eux avaient été tes élèves. Tu ne leur pas appris à haïr. Ville des jardins, que t’arrive-t-il ? Tadjemout, Aflou, Sidi-Makhlouf , Ksar el Hirane Sidi Bouzid , combien de morts leur faudra-t-il pour arroser les terrasses et les jardins du sang des innocents ? Ville des jardins , toi qui m’a appris la tolérance , l’hospitalité , l’amitié, le don de soi, faut-il donc que je me fasse une raison et que j’accepte que Laghouat ma ville adoptive soit enterrée ? Je ferme les yeux, ma mémoire vagabonde de nouveau. 1960, je dois quitter Laghouat, puisqu’ il n’existe pas de lycée. Toutes mes camarades « arabes » ont quitté l’école depuis longtemps. Certaines se sont déjà mariées, les autres attendent. Zehira et moi sommes les seules à avoir réussi au B.E.P.C et à ne pas porter le voile. Cette précision peut paraître ridicule aux jeunes générations mais celles-ci doivent savoir qu’en 1950 et 1960 le combat de nos mères, femmes au foyer et voilées, était que le destin de leurs filles soit différent du leur. Il n’était pas aisé pour l’adolescente de treize ans que j’étais, grande de taille de surcroît, de traverser le centre-ville – chasse gardée des hommes - d’un petit bourg tel que Laghouat, sans cacher son visage, son corps, d’utiliser le vélo comme moyen de locomotion et rencontrer le regard culpabilisant des hommes ? Un regard qui semblait me dire : »Pourquoi veux-tu ressembler aux françaises ? » Ce n’était pas facile de relever un tel défi au moment même ou les filles de mon age quittaient l’école et attendaient sagement l’époux qui viendrait les chercher. Il me fallait coûte que coûte gagner cette bataille. Les échos qui parviennent à ma mère m’étaient favorables : « Elle est sage et sérieuse » (entendre comportement irréprochable) disaient les hommes. Je réussis à m’imposer, à ne plus avoir peur et, suprême privilège, ma conduite me valait d’être respectée. C’est la victoire. 1960, nous quittons Laghouat pour retrouver Alger ma ville natale, ma ville bien-aimée. Ma mère n’en peut plus d’être séparée de ses aînés, de sa famille. Mais en cette année 1960, nous retrouverons en vérité peu de monde. Sid-Ahmed mon frère, militant au sein de la Fédération de France est emprisonné avec ses deux camarades : Djillali et Abderrahmane Bahri en France, à Grenoble très exactement. Brillant scientifique, il a abandonné l’université ; ce n’est qu’après l’indépendance qu’il reprendra son cursus universitaire à l’Ecole polytechnique d’El-Harrach, puis à l’Ecole du Génie Rural de Paris. Il en sortira ingénieur Hydraulicien, major de sa promotion. En 1961, Fatima échappe miraculeusement à un attentat que devait perpétrer contre elle l’OAS. Grâce à des militants du FLN, elle parvient à rejoindre la France. Seul Aissa est chez mes grands-parents à Alger. Son lycée comme tous les autres a fermé ses portes. Dans la famille de ma mère, il n’y a plus que des femmes : ses sœurs, sa belle-sœur (L’épouse du chahid) et grand-mère Bedira. Elles ont quitté Bab-El-Oued , fief de l’OAS et se sont réfugiées ailleurs. Nous demeurons avec grand-mère Bedira. Et ce n’est qu’à l’indépendance que nous rejoignons notre appartement au Boulevard Mohamed V. Ce n’est qu’en 1962 que nous retrouvons les hommes de la famille. Ceux qui ont eu la chance de survivre. Je ferme les yeux de nouveau : Zehira est étendue sur une dune de sable. Le sable est rouge. Rouge comme la mare dans laquelle elle gît. Elle me dit »C’est pas juste ». J’ouvre les yeux : Laghouat est ensanglanté mais la ville des jardins ne tombera pas. Elle renaîtra. Elle renaîtra pour dire Zehira « la battante » .Elle renaîtra pour dire la résistance du chahid Ahmed Chatta .
Elle renaîtra parce qu’elle tint tête aux Pélissier, Randon, Marguerite, Belounis.
Laghouat est toujours aussi belle. Laghouat n’a pas changé.
Laghouat que je garde dans mon cœur est toujours aussi belle. »

Publié dans M.HEBBOUL

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